Le projet de barémisation des compagnies d'assurances mettra un terme a la réparation intégrale du préjudice corporel.
Les indemnisations menacées : le projet de barémisation des assurances
(Yanous.com 04/2006 -Reliance Editons Eres n°20)
La jurisprudence de la Cour de Cassation en matière d'indemnisation d'un dommage corporel, qu'il résulte d'un accident de la circulation, du travail, domestique, sportif, médical ou autre, est bien établie. La juridiction suprême n'a pas cessé de rappeler le principe fondamental de la réparation intégrale du préjudice. Ce principe permet à une personne en situation de handicap à la suite d'un accident, de conserver les moyens de son train de vie antérieur et de financer les dépenses générées par le handicap, l'ensemble lui permettant de vivre dans la dignité et la sécurité.
Il est vrai que les jurisprudences des Tribunaux qui appliquent ce principe coûtent de plus en plus cher aux compagnies d'assurances et c'est pourquoi, depuis de nombreuses années, ces dernières tentent de façon récurrente d'imposer des barèmes d'indemnisation, barèmes qui sont de nouveau d'actualité : les "régleurs" estiment qu'il existe des différences dans les montants des indemnisations octroyées selon les juridictions qui les fixent, ce qui serait injuste pour les victimes, justifiant l'application de barèmes uniformes dans toute la France pour établir un équilibre. Sauf que le système actuel défend les intérêts des victimes : la barémisation, elle, empêcherait leur indemnisation intégrale, et l'insistance des régleurs à vouloir l'imposer n'est pas innocente.
Il est exact que les juridictions rendent des décisions différentes sur les montants des indemnités. Les juges en France sont indépendants, et c'est une chance. Cependant, il existe en fait une harmonisation relative de la jurisprudence, ce serait un tort de monter en épingle les décisions extrêmes dans un sens ou dans un autre. Sur ce point, l'une des conseillères près l'une des plus importantes Cours d'Appel de France, a justement rappelé lors d'une journée de formation à Paris en mars 2006 que "ce sont les bons avocats qui font les bons juges ". En effet, il appartient aux avocats de victimes de défendre devant toutes les juridictions de France les évaluations et les jurisprudences les plus favorables pour l'indemnisation, et c'est ce qu'ils font.
A titre d'exemple, notamment pour le barème de capitalisation, la 17e Chambre de la Cour d'Appel de Paris a jugé pour la première fois en 2004 l'application d'un barème plus favorable aux victimes, celui du TD 88/90 du Trésor Public au taux de 3,01%, et a de ce fait rejeté l'application du décret de 8 août 1986 au taux de 6,5%. L'application du barème TD 88/90 à 3,01% permet une indemnisation supérieure à celle issue de l'application du barème issu du décret précité de l'ordre de 50% et permet désormais d'augmenter l'indemnisation du préjudice professionnel, de la tierce personne, des aides techniques, du véhicule adapté en les mettant en harmonie avec la réalité économique. Les avocats et les juristes ont sollicité l'application du TD 88/90 du Trésor Public devant toutes les juridictions en France et, aujourd'hui, on peut dire que ce barème est appliqué par la quasi-totalité de celles-ci. Il existe donc bel et bien un pouvoir régulateur.
Dans notre système actuel, l'expert médical donne un avis au juge, qui est libre de le suivre ou pas, mais en tout état de cause, c'est ce dernier qui décide du montant de l'indemnité. Si l'on remplace le pouvoir des juges par des barèmes, on donnera alors tout pouvoir à l'expert médical et ce sans aucun régulateur. En effet, l'expert médical, par exemple pour les préjudices personnels, notamment le pretium doloris et le préjudice esthétique, donnera une évaluation de 1 à 7 et l'on appliquera automatiquement les montants du barème pour connaître le montant de l'indemnité. Il n'y aura donc plus aucun contrôle et aucune spécificité du handicap. A titre d'exemple, actuellement l'expert médical peut évaluer un préjudice esthétique à 2 sur 7, l'avocat de la victime peut contester cette évaluation et le juge passer outre l'avis de l'expert et retenir une indemnité plus élevée. Avec le barème, on appliquera le chiffre correspondant au chiffre 2 dans le barème. Quelle injustice !
Il est primordial que le pouvoir du Juge soit sauvegardé, il ne saurait être transféré aux médecins experts, ce qui aurait une conséquence catastrophique lors que ces derniers ne travaillent que pour les compagnies d'assurances. Tout barème d'indemnisation est dangereux : on ignore les sources de référence qui le composent, et son mode d'évolution. Comment dans l'avenir, si ce système de barémisation est adopté, les grilles de références seront-elles réévaluées puisqu'il n'y aura plus de jurisprudence, et donc plus de référence ? L'être humain ne peut être mis en "grille", pourquoi l'indemnisation des personnes en situation de handicap le serait à la différence des autres matières ? Le mobile est dangereux.
Les barèmes d'indemnisation minimisent le droit des victimes; à titre d'exemple le référentiel mis en place par l'Office National d'Indemnisation des Accidents Médicaux (ONIAM) en 2005 sous-évalue le montant des indemnités. Certes, il s'agit d'un barème indicatif, cependant, celui-ci est une incitation à l'appliquer. C'est une robotisation judiciaire qui guette l'institution. Le Juge est incontestablement le gardien des indemnisations des victimes et du juste équilibre, on ne peut l'exclure.
Par ailleurs, les assureurs estiment également que le montant des indemnisations qu'ils règlent a considérablement augmenté; certes, mais elles n'ont fait qu'être mises en adéquation avec la réalité économique. On ne doit pas accepter une indemnisation au rabais. La première question qui vient à l'esprit est de se demander si le souci des compagnies d'assurances est bien, en effet, de maintenir un juste équilibre d'indemnisation entre toutes les victimes atteintes d'un même dommage corporel. En réalité, il ne faut pas omettre que les compagnies d'assurances sont des sociétés commerciales et que leur souci est autre; c'est pour cette raison qu'elles estiment que le montant des indemnités fixées par les tribunaux est excessif et préconisent donc, par le biais d'un barème, un nivellement par le bas des indemnités. Si effectivement les indemnisations augmentent, cela veut dire finalement que les juges prennent en compte les dommages, les besoins, le coût de la vie, en vue d'obtenir l'évaluation la plus juste de l'indemnisation des victimes; c'est donc un système équitable, on ne doit pas le changer.
Pourtant, on constate que les victimes dans le cadre des accidents de la circulation sont de moins en moins nombreuses à saisir la Justice pour obtenir réparation de leurs droits (-9%). A contrario, le montant des indemnités payées par les compagnies d'assurances en exécution d'une décision de justice augmente. Par conséquent, l'intérêt des victimes d'un dommage corporel moyen voire important est incontestablement de saisir les Tribunaux et de se renseigner sur leurs droits. Cependant, si le montant des indemnités juridictionnelles diminue, corrélativement le montant des indemnités transactionnelles diminuera également, tout le système de l'indemnisation sera à la baisse, et certainement pas au profit des victimes.
Il ne faut pas oublier que lors du colloque de l'indemnisation du dommage corporel du 10 mars 2005, Nicole Guedj, Secrétaire d'État aux droits des victimes, avait bien compris l'enjeu et le danger de la barémisation : "La barémisation financière des indemnités allouées ? Sur ce point, ma réponse ne peut être qu'un refus, net et sans concession. Je comprends que les fonds d'indemnisation, établissements publics, aient recours à un barème financier. Il leur est nécessaire, autant pour respecter une égalité d'indemnisation que pour informer les victimes avant une éventuelle demande. En revanche, il ne saurait être admis à mon sens que les juges se plient à une grille d'indemnisation".
Nicole Guedj n'est plus Ministre et, depuis, les assureurs ont cru bon de déposer un dossier pour la barémisation au Ministère de la Justice, et le gouvernement est silencieux sur cette question capitale. Il faut inlassablement défendre les droits des personnes en situation de handicap et ne pas permettre que les personnes vulnérables perdent leurs acquis. Il faut défendre envers et contre tout, le droit à la réparation intégrale du préjudice, à l'individualisation des cas d'espèces et contester sous quelque forme que ce soit la barémisation qui est une indemnisation au rabais, donc une victime sacrifiée au profit des assurances.
Il faut rappeler que la loi sur l'égalité des chances du 11 février 2005 a été le début d'une avancée pour le droit des personnes en situation de handicap, mais il ne faudrait pas pour autant accepter de revenir en arrière sous prétexte que le droit positif actuel coûte cher aux régleurs. Toutes les personnes en situation de handicap sont concernées.
Catherine Meimon Nisembaum,
Avocate au Barreau,
Avril 2006
PS : (Mai 2024)
La barémisation n’est pas passée, malgré l’insistance réitérée des compagnies d’assurances, mutuelles et fonds.
La Cour de cassation a rappelé en 2019 le refus de la barémisation (Cass Civ. 2eme, 13 juin 2019, n° 18-17.571 inédit). En l’espèce, une compagnie d’assurances avait proposé d’indemniser pour un montant forfaitaire l’incidence professionnelle et avait obtenu gain de cause devant la Cour d’appel, qui a jugé : « Qu’en statuant ainsi, alors que la réparation de préjudice doit correspondre à ce dernier et ne saurait être appréciée de manière forfaitaire, la cour d’appel a violé le principe susvisé ».
La notion de « référentiel indicatif officiel » n’est plus non plus d’actualité. Ce type de référentiel permettait une fourchette de référence présentant un caractère indicatif en laissant au juge la possibilité de personnaliser l'indemnisation à l'intérieur de la fourchette, ou de s’en écarter en fonction du cas d’espèce. Le projet de réforme de la responsabilité civile de mars 2017 avait prévu ce type de référentiel, qui devait être réévalué tous les trois ans en tenant compte de la moyenne des décisions judiciaires pour les préjudices extrapatrimoniaux. Heureusement, la proposition de loi du 29 juillet 2020 n’a pas repris cette proposition.
Cependant, on doit faire état du barème d’indemnisation du FIVA (Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante), qui existe, mais qui n’est pas obligatoire. La victime peut refuser l’application de ce barème et dans ce cas le juge fixe librement le montant de l’indemnisation en se référant ou non à ce barème. Cependant s’il en fait expressément référence, sa décision sera censurée (Cass.2e Civ. 24 oct. 2019, n°18-20.818). Il en est de même du barème d’indemnisation de L'ONIAM (Office National d’Indemnisation des accidents médicaux). Là encore ce référentiel n’est qu’indicatif, il ne lie ni les parties ni le juge.
Il faut également mentionner le barème MORNET, qui est un référentiel indicatif d'indemnisation du dommage corporel des Cours d'Appel établi depuis 1913 par les premiers présidents de Cour d’Appel pour servir de référence aux magistrats en matière d’indemnisation du préjudice corporel. Il est né d’un souci d’équité pour les victimes d’un dommage corporel pour pallier les difficultés que rencontraient les juges du fond pour harmoniser leurs décisions.
Le Barème MORNET 2023 se définit comme une aide méthodologique et des références d’indemnisation destinées aux praticiens (magistrats et avocats), il n’est pas reconnu comme un barème d’indemnisation officiel et son application n’est pas obligatoire. Ce document reprend en grande partie la nomenclature Dintilhac, établie par le Président Jean-Pierre Dintilhac qui est une avancée majeure en la matière. Le Barème MORNET est très souvent appliqué pour l’évaluation du Déficit Fonctionnel Permanent (DFP). Cependant antérieurement ce poste de préjudice faisait référence à un valeur du point (taux d’incapacité et âge de la victime) qui était consacrée par la jurisprudence des Tribunaux.
Il aurait été plus simple et plus efficace, puisque la spécialisation en Droit du Dommage corporel existe pour les avocats depuis 2012, de prévoir parallèlement pour les juges la création de Chambres spécialisées en réparation du dommage corporel.
La richesse de la jurisprudence en Droit du dommage corporel est due initialement à la compétence et à la jurisprudence des Présidents et Magistrats qui ont présidé les chambres spécialisées de cette matière devant le Tribunal de Grande Instance de PARIS et devant les Cours d’Appels de Paris et d’Aix-en-Provence. La richesse d’une jurisprudence est sa diversité et sa compétence, mais jamais un référentiel ou un Barème. Il est certain qu’il aurait été préférable de créer devant chaque Tribunal Judiciaire et Cour d’Appel des chambres spécialisées en réparation du dommage corporel. Certes, un référentiel indicatif des juges est important, mais ce n’est qu’un complément. Tout référentiel jugeant le droit et le liant indirectement, la jurisprudence s'en trouve aussi en grande partie figée.
Il est vrai que la création de chambre spécialisée a un coût, mais de toute façon ces dossiers étant tout de même jugés, ils représentent donc bien un coût pour la justice. Il était donc nettement préférable de créer, au moins devant tous les principaux Tribunaux judiciaires et Cours d’Appels, des chambres spécialisées, qui seraient pour le moins plus rapides et plus compétentes pour juger en cette matière. Il existe bien des chambres spécialisées en droit de la famille, en droit immobilier et autres devant presque toutes les juridictions importantes. Alors pourquoi ne pas les offrir au plus démunies à savoir les personnes handicapées ?
Seule la pluralité crée la diversité et la richesse de la jurisprudence.
Actuellement, il est toujours préférable de plaider devant une chambre spécialisée en Droit du dommage corporel, car cela évite tout de même bien des surprises. La loi, ainsi que les règles de procédure permettent souvent à la victime de saisir plusieurs juridictions compétentes territorialement pour connaître de son procès. Heureusement qu’un avocat spécialisé connaît les différentes jurisprudences des Tribunaux et peut utilement saisir un Tribunal plutôt qu’un autre. Un référentiel ne remplacera jamais une matière aussi riche et vivante, qui répare l’être humain dans son ensemble. En 2004,
Madame Nicole GUEGJ, secrétaire d’Etat aux droits des victimes, a mis en place un groupe de travail, chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels. Ce groupe de travail était dirigé par Monsieur Jean-Pierre DINTILHAC, président de la deuxième chambre de la Cour de Cassation.
Cette nomenclature adoptée en 2007 est une avancée majeure, elle est utilisée systématiquement devant l’ordre judicaire et aussi devant l’ordre administratif et concerne les victimes directes et décès et les victimes par ricochet d’un dommages corporels et les décès.
Cette nomenclature présente d’une part, les préjudices dans le temps ceux qui sont « temporaires » et ceux qui sont « permanents » par rapport à la date de consolidation, et d’autre part, ceux qui sont de nature « patrimoniaux » et « extrapatrimoniaux ». Elle permet l’implication des créances des organismes sociaux poste par poste de préjudice.